Retrouvailles
Pour une fois, Jude avait fait une nuit sans rêves. Il avait tellement bossé dans la réserve de la BUC hier, qu'il avait fini complètement à plat, apparemment. En même temps... déplacer des tonnes de documents, trier, etc... ce n'était pas une mince affaire. Surtout que lorsqu'on parle de tonnes, c'est au sens littéral, ici. Comme il était le seul bonhomme de l'équipe, il n'avait pas eu spécialement le choix quand toutes les demoiselles se sont retournées vers lui avec de grands sourires Colgate pour le supplier de faire cette basse besogne de tri de prérentrée. Jude les avaient fixées tour à tour avant de finalement céder dans un grognement mécontent, et de se mettre à la tâche. Il avait beau avoir des capacités physiques nettement supérieures à la moyenne, il n'en restait pas moins tout à fait possible à épuiser. Ses collègues avaient eu raison de lui.
Il avait d'ailleurs failli ne pas entendre le réveil et sursauta quand il réalisa que ça faisait déjà 15 minutes qu'il sonnait dans le vide. D'un geste maladroit et beaucoup trop brusque, il vint écraser sa main sur le radio réveil et... le plia en deux. Ce dernier s'éteignit dans un crépitement inquiétant avant de finalement émettre une étincelle bruyante et de rendre l'âme définitivement. Jude fixa l'objet d'un air morne, avant de soupirer et de passer une main las sur son visage. C'était déjà le 3ème ce mois-ci. Il fallait vraiment qu'il pense à faire gaffe à doser au réveil... sinon, les gens du Ochon allaient finir par se demander pourquoi il a autant besoin de radio réveils. Frustré de ne pas pouvoir écouter la matinale, il grommela en sortant de son lit pour se diriger vers sa salle de bain la mine endormie, le pas trainant.
Le grand ne tarda pas à filer sous la douche pour tenter de se sortir la tête de l'endroit où le soleil ne brille jamais. Il bailla à s'en décrocher la mâchoire et se mit à se savonner distraitement dans les gestes réflexes de quelqu'un qui a laissé sa moitié de cerveau dans son lit. Le voilà propre à présent. Rutilant même. Il ne se donna pas la peine de se sécher les cheveux et continua de bailler debout devant son miroir. Ses yeux rouges se baissèrent et fixèrent l'oeil de verre déposé sur le bort de la vasque en porcelaine blanche : "Salut." Jude releva alors la tête et fixa la porte : "Je reviens j'ai oublié de faire le thé." Enfin 'faire le thé' était une bien grande expression. Quand il travaillait, Jude utilisait un appareil qui faisait globalement tout à sa place. Comme ça, il n'avait pas besoin de se prendre la tête et réservait les préparations minutieuses aux weekends, temps libres et pauses à la BUC.
En temps normal, Jude appuyait sur le bouton de la machine au passage en sortant de son lit. Mais là, le réveil avait été bien trop chaotique pour qu'il y pense. Son index s'enfonça sur la commande, un biiip fut émit, et le programme d'infusion se lança tout seul comme un grand pendant qu'il retournait dans la salle de bain en s'étirant. Dire qu'il allait devoir continuer le tri de la réserve aujourd'hui... Le géant grogna alors qu'il enfilait le sarouel noir qu'il avait déjà mis la veille. Sa flemme était grande en cette matinée. Il n'avait absolument pas envie de se casser la tête à changer de vêtements. Sarouel qui fut rapidement rejoint par un t-shirt blanc et un gilet en sweat noir bien trop délavé. Un coup de brossage de dents en gardant son air grognon plus tard, Jude remplit son thermos du thé noir à la bergamote que la technologie lui offrait gracieusement.
Il salua Paul avant de sortir et ferma derrière lui, sirotant sa boisson chaude en fermant les yeux. Jude esquiva de justesse une de ses voisines qui arrivait en face et dont il avait entendu les pas, ne répondant pas à son 'bonjour' mélodieux. Les deux rubis furent ouverts pour trouver le bouton de l'ascenseur... et se rendre ainsi à la BUC. Sa demi-journée se passa plutôt bien. Il avait mis son casque sur ses oreilles et écoutait de la musique épique pour se donner du courage. Midi arriva, et, alors qu'il s'apprêtait à aller faire un tour dans les espaces verts de l'université... quelque chose se mit à le chiffonner. Le grand brun avait la désagréable sensation d'oublier quelque chose. Il resta donc planté au milieu d'un couloir bondé, le regard plongé dans le vague, son thermos à thé fraichement rempli à la main.
Qu'est-ce que ça pouvait bien être... ? Alors, il vit au loin Cam', un livre sous le bras, qui lui fit un signe de la main et un grand sourire. Jude le fixa longuement, le regardant s'approcher de lui avec enthousiasme : "Hey Jude !" Une lueur de malice s'était allumée dans les yeux du surveillant : "N'y penses même pas." Rétorqua Jude. "Don't make it b..." Avait-il commencé de sa voix de casserole, avant de se prendre un coup de cul de thermos bien senti sur le haut du crâne. "Aïeuh ! La vache mais quel rabat joie tu fais..." Jude prit une gorgée de thé et continua de le fixer, qui se frottait la tête, sans broncher : "Je t'ai prévenu." Camilien lâcha un rire mi gêné, mi amusé : "Pas f..." Soudain, Jude écarquilla les yeux, coupant le surveillant : "BITIA." Le géant fit demi-tour, plantant son collègue en plein milieu du couloir qui lui lançait des interrogations en le regardant s'éloigner à tellement grandes enjambées qu'il lui aurait été impossible de le rattraper : "DE QUOI BITIA ?" Le silence s'étira, et Cam' haussa les épaules : "Je saurais jamais je crois."
Les cheveux d'ébène et les grands yeux bleus du surveillant avaient donné un flash à Jude qui s'était alors rappelé ce qu'il avait malencontreusement oublié : son rendez-vous avec Bitia Jéunomkompliké. Il l'attendait certainement déjà au Ochon. Merde. Jude croisa une collègue à laquelle il refourgua son thermos sans un mot, la laissant pantoise, avant de s'approcher d'une fenêtre pour l'ouvrir et... sauter en bas sous le regard médusé de quelques étudiants de passage. Il se réceptionna avec souplesse et entreprit alors de courir avec une détente impressionnante pour atteindre l'arrêt de tram le plus proche. Tram qu'il loupa d'un cheveux. Dans un juron, il reprit sa course et bondit pour planter ses griffes dans la carrosserie sous les cris surpris des passants et passagers... et se hisser sur le toit. Il s'y laissa tomber sur le dos, reprenant son souffle, les yeux fermés. Jude essuya la sueur qui avait perlée sur le haut de son front et reprit rapidement un rythme cardiaque normal.
Il profita de la vue sur les quelques nuages de son air placide, avant de descendre quand il reconnut l'odeur caractéristique qui émanait de la station du Ochon, faisant sursauter quelques personnes ne s'attendant pas à voir quelqu'un surgir du toit du tram. Chaque lieu a une empreinte particulière. Jude ne saurait vraiment le décrire ni l'expliquer, mais il y avait ici quelque chose de plus sucré qu'ailleurs, mais aussi de très minéral. Sans parler de la trace olfactive laissée par la foule en grand nombre. Il entreprit d'ailleurs de repérer celle de Bitia. Le géant a une mémoire exceptionnelle en ce qui concerne le parfum que quelqu'un dégage. Dans le cas de Bitia... il cherchait une odeur caractéristique de produits cosmétiques mêlée à ses effluves corporelles épicées. Il huma l'air, les yeux clos, et les rouvrit quand il décela la direction à suivre. Mains dans les poches, il ne tarda pas à voir son rdv du jour plus loin. Jude se planta devant lui, et baissa les yeux. Un silence s'étira longuement avant que l'immense jeune homme ne finisse par déclarer : "Tu t'es pris pour Hauru ou quoi ?" Certes, la ressemblance était notable mais... bon sang on aurait dit qu'il allait à un concours de cosplay.
"J'ai faim." Lança-t-il alors avant de commencer à avancer dans le Ochon de son air blasé. Il levait le nez pour continuer à humer, son ventre émettant soudainement des bruits sourds car il avait capté les effluves des divers stands de nourriture de la galerie. Ben oui, soulever de la paperasse, ça creuse. Sans parler du sprint qu'il s'était tapé pour arriver jusqu'au centre commercial. Il n'était d'ailleurs pas difficile de savoir qu'il avait couru, ses vêtements étaient encore humides de transpiration. Ses yeux bougeaient à rythme régulier en fonction des sons et mouvements qu'il captait autour de lui, attentif à tout ce qui se tramait dans son environnement. Ses pupilles oscillaient, devenant plus ou moins grandes à mesure que les éclairages variaient ou qu'il se faisait surprendre par un gamin qui criait sans préavis, par caprice ou de joie. Vivement le buffet... en espérant qu'il soit vide comme son camarade l'avait annoncé.